Une part d’humanité à ne pas perdre

Prendre soin pour rester humain

— Ça suffit ! J’en peux plus, maman, j’en peux plus ! hurla désespérément Claire depuis la cuisine.

À cet instant, Julien sentit l’odeur âcre du plastique brûlé.

Il se précipita vers elle et découvrit la scène : Claire tenait ce qu’il restait de la bouilloire électrique, fondue et fumante, tandis que sa mère, assise à côté, la regardait avec des yeux perdus, incapable de comprendre pourquoi sa fille s’emportait ainsi.

— Qu’est-ce qui s’est passé cette fois ? demanda Julien, d’un ton calme, même s’il devinait déjà ce qui s’était produit.
— Regarde ! cria Claire.
— Elle a mis la bouilloire électrique sur la gazinière, puis elle a allumé le feu ! Elle voulait juste se faire un thé ! Résultat : l’appareil est fichu, et on a failli mettre le feu à l’appartement ! Et si on n’avait pas été là ? Je ne peux plus continuer comme ça. Demain, je lance les démarches pour la placer en maison de retraite.

La vieille dame, en entendant cela, regarda sa fille avec un mélange d’incompréhension et de tristesse, puis, sans un mot, elle retourna lentement dans sa chambre.

— Tu es sérieuse ? demanda Julien.
— Plus que jamais, Julien ! répondit Claire, encore secouée.
Je suis au bout du rouleau.
— On supporte ce qu’on doit supporter. C’est ta mère, Claire, dit-il en ramassant la bouilloire fondue avec un sourire forcé. Ne t’inquiète pas pour ça, je t’en rachèterai une autre.
— Ne fais pas ton calme, Julien ! explosa-t-elle.
Ça fait des mois que mes collègues me disent de la placer. Et moi, par respect pour toi, j’ai continué. Mais maintenant, c’est terminé ! Si je ne fais rien, elle va brûler l’immeuble, et on va tous se retrouver à la rue.
— Si elle le brûle… elle le brûle, répondit-il en haussant les épaules. Ce sera notre sort. En attendant, on coupera le gaz quand on sortira. Et on tiendra bon.
— Je ne veux plus être la risée des autres ! Claire se couvrit les oreilles.
Toi et elle, vous me prenez pour une idiote ! J’en peux plus !
— Je ne me moque pas de toi, dit Julien. Mais c’est ta mère. Et on a le devoir de veiller sur elle. La démence sénile fait partie du vieillissement. Il n’y a pas de remède. Et un jour, ça pourrait être toi. Ou moi.
— Je n’ai pas à endurer ça ! l’interrompit-elle.
C’est pour ça qu’il existe des établissements spécialisés. Pour que ceux qui vont bien puissent avoir un peu de paix. Je veux juste vivre tranquillement. Est-ce trop demander ?
— Oui, répondit Julien, sans détours.
— Comment ça, oui ?
— Je ne te laisserai pas faire ça. C’est une épreuve, Claire. Et nous devons la traverser ensemble. Elle n’est pas là par hasard.
— Dis ce que tu veux. Mais cette fois, je vais faire ce que je crois juste. En tant que femme, je dois protéger mon foyer, quel qu’en soit le prix. Et je le ferai.
— Et le fait que ce soit ta mère… ça ne compte plus ?
— J’irai la voir. Tous les mois. Là-bas, elle sera mieux prise en charge. On lui donnera à manger, elle aura une chambre, des soignants. Elle finira par nous remercier, tu verras. Ici, je crie. Là-bas, des professionnels s’en occuperont. Moi, je n’en peux plus. Je suis à bout. Je ne suis pas une enfant.
— Très bien, dit Julien après un long silence.
— Tu as compris ? soupira Claire, soulagée.
— Je vais partir. Ce soir.
— Comment ça, tu vas partir ?
— Je ne sais pas encore. Peut-être chez mon frère. Sa femme est absente, elle est allée garder leur petite-fille.
— Chez ton frère ? Pourquoi ?
— Parce que si ta mère quitte cette maison… moi aussi, je pars.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Claire se laissa tomber sur une chaise.
Tu vas me laisser ?
— Je ne te quitte pas, Claire.
Je m’éloigne d’une femme que je ne reconnais plus. Une femme qui pense pouvoir abandonner sa propre mère au moment où elle a le plus besoin d’elle. Je peux te pardonner l’agacement, la lassitude, même si tu ne m’aimes plus. Mais ce genre de trahison… non. Ça, je ne peux pas.
— Ce n’est pas une trahison, murmura Claire en pleurant.
C’est de l’impuissance… de la fatigue… la peur de devenir folle…
— Non. Tu te mens à toi-même.
Tu veux alléger ta vie, mais en alourdissant celle d’une autre. Et si tu fais ça à ta mère… alors, tu pourrais le faire à moi, ou à nos enfants. Et je préfère partir avant que cela n’arrive.
— De quoi tu parles ? Quel rapport avec vous ?
— Beaucoup. Si tu es épuisée, prends du repos. On part à la mer. On ne parle de rien. Je comprends que l’esprit et le corps s’usent. Mais l’humanité… elle ne revient jamais une fois perdue. Soit on l’a… soit on ne l’a jamais eue.
— Et alors ? Qu’est-ce que je dois faire ? demanda Claire d’une voix vide.
Continuer à subir ?
— Qu’est-ce que tu dois faire ? répéta-t-il doucement.
Prends une casserole. Fais chauffer de l’eau. Et prépare le thé de ta mère.
Je crois… qu’elle en voulait vraiment un.

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